Elmira
Comme dans le rêve d’un jeune prince américain qui s’en va chassant le canard, je m’en retourne à Elmira ; et me revoilà sur le pont qui traverse la rivière Long Tom. C’est toujours la fin décembre, et la rivière est haute et boueuse, et, dans ses profondeurs froides, agite des branches noires et sans feuilles à demi émergées.
Parfois il pleut sur le pont, et je regarde en aval, là où la rivière se jette dans le lac. Il y a toujours un champ marécageux dans mon rêve, entouré d’une vieille clôture de bois noir, et un ancien abri, avec des jours dans les murs et le toit.
Je suis au chaud et au sec, sous les étoffes douillettes de mes sous-vêtements princiers et de mes vêtements de pluie.
Parfois il fait froid et clair, je vois mon souffle, et il y a du givre sur le pont ; et je regarde en amont, vers un fouillis d’arbres qui vont jusqu’aux montagnes à plusieurs kilomètres de là, là où la rivière Long Tom prend sa source.
Parfois j’écris mon nom dans le givre sur le pont. J’en dessine les lettres avec soin, et parfois j’écris aussi, dans le givre, et avec autant de soin, « Elmira ».
Je porte toujours un fusil de chasse à double canon, calibre 16, et j’ai les poches pleines de cartouches… j’en ai peut-être trop – je suis jeune, alors bien sûr, j’ai peur d’être à court – c’est pourquoi je croule sous le poids des cartouches.
Je ressemble presque à un plongeur sous-marin, avec mes poches emplies de plomb. Il m’arrive même d’avoir une drôle de démarche, avec toutes ces cartouches dans mes poches.
Je suis toujours seul sur le pont, et il y a toujours un petit vol de colverts qui passent très haut au-dessus du pont et descendent vers le lac.
Parfois je regarde des deux côtés de la route pour voir s’il vient une voiture, ou non. Et s’il ne vient rien, je les tire, mais ils volent trop haut pour que le coup fasse autre chose que les agacer un peu.
Parfois il vient une voiture, et je me contente de regarder les canards descendre la rivière, et je me retiens de tirer. Ça pourrait être un garde-chasse ou un adjoint du shérif. J’ai une vague idée qu’il est interdit de tirer des canards quand on est sur un pont.
Je me demande si j’ai raison.
Parfois je ne regarde pas s’il y a une voiture sur la route. Les canards sont trop haut pour que je tire. Je sais que je ne ferai qu’y perdre mes munitions, alors, je les laisse passer.
Les canards sont toujours des colverts bien gras qui arrivent tout juste du Canada.
Parfois je traverse la petite ville d’Elmira ; il est très tôt le matin, alors, tout est très calme et paumé dans la pluie ou le froid.
À chaque fois que je traverse Elmira, je m’arrête pour regarder l’Union High School.
Les classes sont toujours vides et sombres. On dirait que personne n’y étudie jamais, et l’obscurité n’est jamais troublée parce qu’il n’y a aucune raison d’allumer la lumière.
Parfois je n’entre pas dans Elmira. Je franchis la clôture de bois noir et pénètre dans le champ marécageux et passe l’ancien abri qui servait de chapelle et suis la rivière jusqu’au lac dans l’espoir de tomber sur des quantités de canards.
Cela n’arrive jamais.
C’est très beau, Elmira, mais ce n’est pas un bon coin pour moi à la chasse.
C’est toujours en stop que je fais les trente kilomètres jusqu’à Elmira. J’attends, dans le froid ou sous la pluie, avec mon fusil, vêtu de mes habits princiers de chasseur de canard, et les gens s’arrêtent pour me prendre. C’est ainsi que j’arrive à Elmira.
— Où allez-vous ? disent les gens quand je monte. Je m’assieds près d’eux, mon fusil en équilibre comme un sceptre entre mes jambes, les canons pointés vers le toit. Le fusil est légèrement incliné, de sorte que les canons sont dirigés vers le côté passager du toit, et c’est toujours moi le passager.
Et je réponds : – Elmira.